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Vous avez dit «solidarités»?

Depuis le début de la crise sanitaire au printemps de l'année dernière, le mot «solidarité» a beaucoup été utilisé. Lors de la première vague, il s'agissait d'être «solidaire» avec le personnel soignant et les personnes âgées en restant à la maison et limitant les contacts. Au moment de la relance, être «solidaire» a ensuite consisté à faire ses achats dans les petits commerces et à soutenir l'économie locale. Et voilà qu'aujourd'hui, «solidarité» rime avec «vacciné». Les personnes qui doutent ou refusent apparaissent de plus en plus comme des égoïstes, voire des traîtres à la patrie. Pour la rédaction de Moins! cependant, cette belle notion est devenue un masque qui dissimule l'individualisme forcené et l'égoïsme collectif des sociétés modernes.



Depuis bientôt deux ans, le spectre de la solidarité s'est rétréci en même temps que nos libertés. Il n'y a pas si longtemps, se montrer solidaire ne pouvait qu'être une attitude générale, tenant compte des logiques sous-jacentes, des différentes échelles et de la complexité du monde. Aujourd'hui, la seule manière d'être solidaire qui soit socialement validée consiste à suivre les injonctions des autorités en matière sanitaire. Or pourquoi se faire vacciner (ou tester, ou masquer) serait-il un geste solidaire? Et pour sauver qui ou quoi?


Solidarité ou confort personnel?

Ces derniers temps, on a entendu ou lu un peu partout des propos comme ceux de Samuel Rohrbach, président du Syndicat des enseignants romands: «Pour moi, il est logique de se faire vacciner dans toutes les professions, pour se protéger et protéger les autres»[1]. Sur son site, l'OSFP ajoute deux autres raisons: «contribuer à décharger le système de santé» et «aider à lutter contre les répercussions de la pandémie». Se faire vacciner, ce serait donc être triplement solidaire: envers les malades potentiel⸱les, le personnel soignant et les travailleur⸱euses de tout poil.

Cependant, en discutant avec les personnes qui ont tendu le bras, on ne peut se défaire de l'impression que c'est avant tout pour se protéger soi-même qu'elles l'ont fait. Ou plutôt: pour pouvoir sortir à nouveau, comme avant, pour retourner au stade, au festival ou en discothèque, pour reprendre l'avion le temps d'un week-end, ou plus modestement pour continuer à travailler. Alors quand la Confédération lance, en mai dernier, un nouveau volet de sa campagne qui «met l'accent sur l'idée de solidarité» sous le titre «Un geste du cœur pour tous» (ou à choix «pour le zoo», «pour mon magasin préféré» ou «pour mon resto préféré») à coup d'affiches et de clips en format youtube, on se dit qu'il s'agit là d'un altruisme bien particulier!


Accaparement occidental

Les habitantes et habitants du Burundi, d'Haïti ou d'Erythrée ne se posent pas la question. Et pour cause: si à la fin mai entre 30 et 40% des populations occidentales avaient reçu leur première dose de vaccin, ce n'était que 10 à 20% pour des pays «intermédiaires» comme l'Inde ou le Brésil et moins de 2% pour le continent africain. Pascal Lamy, l'ex-patron de la pourtant ultra-libérale OMC, est allé jusqu'à parler d'«apartheid vaccinal»[2]. En juillet, le directeur général de l'OMS Tedros Ghebreyesus a répété que la Suisse et les autres pays occidentaux devraient exporter leurs doses de vaccins vers les pays dans le besoin, plutôt que de les administrer aux enfants. Selon lui, le fait que les trois quarts des vaccins administrés à ce jour ne l'aient été que dans une dizaine de pays constitue un «scandale moral»[3]. Haïti comptait en effet à la fin juillet moins de 0,1 dose de vaccin pour 100 habitant⸱tes; et une trentaine de pays africains, plusieurs pays d'Asie du Sud, d'Asie centrale et d'Asie de l'Est, ainsi que du Moyen-Orient, n'ont quasiment pas de vaccins. Selon l'OMS, mieux réparties, les doses disponibles auraient pu suffire à protéger tous⸱tes les aîné⸱es et le personnel de santé du monde entier.

Est-il vraiment solidaire pour une personne occidentale qui n'est pas à risque et dont les concitoyen⸱nes qui le sont ont pu se faire vacciner et bénéficient d'un système de santé solide, de consommer des doses de vaccins qui manquent dans des pays dans lesquels une grande partie des personnes à risque, non seulement n'ont pas accès aux vaccins, mais ne disposent pas de système de santé capables de les prendre en charge en cas de maladie?


Une vieille tradition

Ce phénomène n'est pas nouveau. Depuis des décennies, les Occidentaux accaparent les ressources médicales au niveau mondial. Le Monde diplomatique remarquait déjà, il y a quelques années, que «sur 1'233 molécules mises sur le marché entre 1975 et 1977, seules 13 sont spécifiquement tournées vers les maladies tropicales. Et encore, cinq d'entre elles sont le produit de la recherche vétérinaire»[4]. L'article soulignait que le 80% des dépenses mondiales de santé profitent à 20% de la population. Dans le cas des vaccins contre le Covid, l'exemple d'Israël est emblématique: ce pays - souvent donné en exemple pour sa gestion de la pandémie - a été une des premiers à obtenir des doses... en les payant plus cher[5]. Les lois du marché profitent aux pays fortunés, comme aux fabricants. En Suisse, au mois de juin, une majorité de droite au parlement a refusé une motion qui demandait l'adhésion de la Suisse à l'appel de l'OMS à la solidarité mondiale pour une meilleure mise en commun des ressources existantes (et donc un assouplissement du système de brevets) afin de faciliter l'accès aux médicaments considérés comme fondamentaux pour les pays du Sud, dans ce cas les vaccins contre le covid


 

Refuser de se faire vacciner tant que toutes les personnes à risque dans les pays du Sud n'auront pas eu la possibilité de le faire, n'est-ce pas également un acte de solidarité?

 

On se rappellera également que les Occidentaux ne s'accaparent évidemment pas que des ressources médicales. Si on s'est ému durant le mois de juin du nombre de morts journaliers dus au Covid en Inde, on n'a guère entendu que, selon l'ONU, quelque 2'000 à 3'000 enfants de moins de 4 ans y meurent chaque jour (sic!) de faim depuis des décennies. De son côté, la Confédération a récemment publié des chiffres signalant que 40% des Helvètes sont en surpoids ou obèses. Notre pays importe la moitié de sa nourriture, par exemple des fourrages pour ses animaux, calories qui manquent évidement aux populations fragiles qui les produisent...


Une «exception» helvétique

Face aux accusations qui n'ont pas manqué, nos autorités se sont défendues en argumentant que la Suisse en faisait beaucoup pour les pays les moins favorisés. Interrogée par la RTS (26.7.2021), Virginie Masserey de l'OFSP a rappelé l'ordre des priorités: il s'agissait tout d'abord de réserver des doses en grande quantité «afin de limiter les risques de ne pas avoir assez de vaccins». Selon elle, il est «normal que notre pays veut s'assurer qu'il y ait assez de doses d'un vaccin efficace pour notre population». Dans un second temps, la Suisse pourrait donner les doses excédentaires «à ceux qui en ont besoin dans le reste du monde». On apprenait ainsi que la Suisse a décidé «de donner 4 millions de doses du vaccin AstraZeneca [dans le cadre de l'initiative] COVAX». Par «solidarité» a déclarer le Conseil fédéral... à un moment où plus personne ne voulait de ce vaccin à la suite d'effets secondaires graves[6] et d'une efficacité plus faible face aux nouveaux variants[7]! Et les «centaines de millions de francs» versés dans le cadre de COVAX dont parle Mme Masserey? Selon les responsable du programme, la Suisse a bien donné, au 23 juin, 163 millions de dollars; mais cela ne représente que 0,5% des dépenses au titre des mesures COVID-19 consenties en 2020 et 2021 par la Suisse[8].

Refuser de se faire vacciner tant que toutes les personnes à risque dans les pays du Sud n'auront pas eu la possibilité de le faire, n'est-ce pas également un acte de solidarité?


Œillères sanitaires

Toutes les maladies ne connaissent d'ailleurs pas de tels élans de «solidarité». Médecins Sans Frontières note sur son site que «la diarrhée, facile à prévenir et traiter, emporte chaque année 1,5 millions d'enfants» et l'OMS parle d'un demi-million d'enfants pour une «maladie que l'on peut prévenir et traiter, et qui est la deuxième cause de mortalité chez l'enfant de moins de cinq ans». On peut aussi rappeler que le paludisme tue environ un demi-million de personnes chaque année, dont deux tiers d'enfants, à 90% africains. Or, l'OMS a dénoncé le sous-financement de son programme contre le paludisme, signalant qu'en 2019, «le financement total a atteint 3 milliards de dollars alors que l'objectif mondial était de 5,6 milliards de dollars»[7]. Rappelons que les dépenses de la Suisse contre le Covid se montent à presque 40 milliards de francs: un quinzième des dépenses de la seule Confédération pour protéger sa population du Covid permettrait ainsi de compléter le budget de l'OMS pour la lutte contre le paludisme!

Mais pas besoin d'aller si loin pour saisir le côté sélectif et arbitraire de la «solidarité». En Suisse plusieurs milliers de personnes décèdent chaque année de la pollution atmosphérique. Un récent rapport de la Confédération donne comme exemple des chiffres sur les conséquences de cette pollution sur notre santé, tels que le nombre d'années perdues (17'300), les journées d'hospitalisation (26'900) ainsi que celle des symptômes asthmatiques chez les enfants (39'000)[10]. L'agriculture n'est pas en reste: les pertes de récoltes sont estimées à 87'600 tonnes, impactant ainsi directement notre capacité à produire notre nourriture au niveau local. Le facteur principal de cet empoisonnement est clair: «La pollution atmosphérique due au trafic a entraîné en 2018 des coûts externes pour la santé s'élevant à 3'649 million de francs. Le trafic routier en a été responsable à hauteur de 3'149 millions (86%)».

A-t-on entendu un journaliste, un⸱e membre de la Task force ou un⸱e politicien⸱ne proposer de confiner les voitures - ou les automobilistes - par solidarité? de créer un pass «air propre» donnant des avantages aux personnes qui ne possèdent pas de voiture (ou qui en avait une mais sont désormais «guéries»), restreignant par la même occasion les droits des automobilistes?


Pour une véritable solidarité

Que l'on se comprenne bien: le Covid nous apparaît bien comme une nouvelle maladie potentiellement dangereuse qui crée des dégâts certains et contre laquelle il est nécessaire de prendre certaines mesures pour protéger les plus faibles, y compris chez nous en Suisse. Nous considérons également qu'il est légitime que les collectivités limitent, de manière démocratique et proportionnée, les droits individuels pour protéger chacune, chacun et la collectivité.

Dans le cas des mesures sanitaires liées au Covid, les questions sont justement celles de leur légitimité et de leur proportionnalité, ainsi que celle de la réalité de cette fameuse «solidarité». Cette dernière est évidement une valeur fondamentale qui devrait être au cœur de nos actions. Une véritable solidarité, en particulier la solidarité internationale, ne voudrait-elle cependant pas que l'on dénonce ces injustices, l'accaparement des ressources, les bénéfices faramineux que les multinationales de la santé engrangent sur le dos des finances publiques, plutôt que de lancer une nouvelle chasse aux sorcières envers les personnes qui refusent la piqûre?



[1] «Rentrée scolaire: "il faut tester en série», La liberté, 9 août 2021.

[2] RTS, 29 mai 2021.

[3] «L'OMS critique la stratégie vaccinale de la Suisse» 20 minutes, 25 juillet 2021.

[4] Martine Bulard, «Les firmes pharmaceutiques organisent l'apartheid sanitaire», Le monde diplomatique, janvier 2000.

[5] Stuart Winer «Israel said to be paying average of $47 per person», Times of Israël, 12 janvier 2021.

[6] «Vaccin AstraZeneca: un coin de voile se lève sur ses effets secondaires», 24 Heures, 8 avril 2021 et «Vaccin pour les pays pauvres: la Suisse solidaire, mais pas trop», Swissinfo, 17 juin 2021.

[7] «Covid-19: l'efficacité du vaccin diminuerait avec le temps», 24 Heures, 5 août 2021.

[8] «Evolution des dépenses liées à la crise du COVID-19», communiqué du conseil fédéral du 31 mars 2021.

[9] «L'OMS appelle à relancer la lutte contre le paludisme», communiqué de l'OMS, 30 novembre 2020.

[10] Office fédéral du développement territorial, «Coûts et bénéfices externes des transports en Suisse», juillet 2021.



 

Lien de la source: - Moins! Journal romand d'écologie politique n° 54 septembre et octobre 2021 p 34 et 35


Site internet du journal: http://www.achetezmoins.ch/


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